Analyses et propositions de réformes politiques institutionnelles, économiques, fiscales, sociales, juridiques, et autres, issues de ma pratique professionnelle et de la vie tout simplement ; pour vraiment changer...
Éditions champ libre (1971)
Chapitre 1 : La séparation achevée
Chapitre 2 : La marchandise comme spectacle
Chapitre 3 : Unité et division dans l'apparence
Chapitre 4 : Le prolétariat comme sujet et comme représentation
Chapitre 5 : Temps et histoire
Chapitre 6 : Le temps spectaculaire
Chapitre 7 : L'aménagement du territoire
Chapitre 8 : La négation et la consommation dans la culture
Chapitre 9 : L'idéologie matérialisée
CHAPITRE VII. : L'aménagement du territoire
« Et qui devient Seigneur d'une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu'il s'attende d'être détruit par elle, parce qu'elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de la
liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni pour aucun bienfait ne s'oublieront jamais. Et pour chose qu'on y fasse ou qu'on y pourvoie, si ce n'est d'en chasser
ou d'en disperser les habitants, ils n'oublieront point ce nom ni ces coutumes....» Machiavel (Le Prince).
165 La production capitaliste a unifié l'espace, qui n'est plus limité par des sociétés extérieures. Cette unification est en même temps un processus extensif et intensif de banalisation.
L'accumulation des marchandises produites en série pour l'espace abstrait du marché, de même qu'elle devait briser toutes les barrières régionales et légales, et toutes les restrictions
corporatives du moyen âge qui maintenaient la qualité de la production artisanale, devait aussi dissoudre l'autonomie et la qualité des lieux. Cette puissance d'homogénéisation est la grosse
artillerie qui a fait tomber toutes les murailles de Chine.
166 C'est pour devenir toujours plus identique à lui-même, pour se rapprocher au mieux de la monotonie immobile, que l'espace libre de la marchandise est désormais à tout instant modifié et
reconstruit.
167 Cette société qui supprime la distance géographique recueille intérieurement la distance, en tant que séparation spectaculaire.
168 Sous-produit de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d'aller voir ce qui est devenu
banal. L'aménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garantie de leur équivalence. La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi
retiré la réalité de l'espace.
169 La société qui modèle tout son entourage a édifié sa technique spéciale pour travailler la base concrète de cet ensemble de tâches : son territoire même. L'urbanisme est cette prise de
possession de l'environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l'espace comme son propre
décor.
170 La nécessité capitaliste satisfaite dans l'urbanisme, en tant que glaciation visible de la vie, peut s'exprimer - en employant des termes hégéliens - comme la prédominance absolue de «la
paisible coexistence de l'espace» sur «l'inquiet devenir dans la succession du temps».
171 Si toutes les forces techniques de l'économie capitaliste doivent être comprises comme opérant des séparations, dans le cas de l'urbanisme on a affaire à l'équipement de leur base générale,
au traitement du sol qui convient à leur déploiement ; à la technique même de la séparation.
172 L'urbanisme est l'accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe : le maintien de l'atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de
production avaient dangereusement rassemblés. La lutte constante qui a dû être menée contre tous les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans l'urbanisme son champ privilégié.
L'effort de tous les pouvoirs établis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l'ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la
rue. «Avec les moyens de communication de masse sur de grandes distances, l'isolement de la population s'est avéré un moyen de contrôle beaucoup plus efficace», constate Lewis Mumford dans La
Cité à travers l'histoire. Mais le mouvement général de l'isolement, qui est la réalité de l'urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités
planifiables de la production et de la consommation. L'intégration au système doit ressaisir les individus en tant qu'individus isolés ensemble : les usines comme les maisons de la culture, les
villages de vacances comme les «grands ensembles», sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité qui accompagne aussi l'individu isolé dans la cellule familiale :
l'emploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement seulement acquièrent leur pleine
puissance.
173 Pour la première fois une architecture nouvelle, qui à chaque époque antérieure était réservée à la satisfaction des classes dominantes, se trouve directement destinée aux pauvres. La misère
formelle et l'extension gigantesque de cette nouvelle expérience d'habitat proviennent ensemble de son caractère de masse, qui est impliquée à la fois par sa destination et par les conditions
modernes de construction. La décision autoritaire, qui aménage abstraitement le territoire en territoire de l'abstraction, est évidemment au centre de ces conditions modernes de construction. La
même architecture apparaît partout où commence l'industrialisation des pays à cet égard arriérés, comme terrain adéquat au nouveau genre d'existence sociale qu'il s'agit d'y implanter. Aussi
nettement que dans les questions de l'armement thermonucléaire ou de la natalité - ceci atteignant déjà la possibilité d'une manipulation de l'hérédité - le seuil franchi dans la croissance du
pouvoir matériel de la société, et le retard de la domination consciente de ce pouvoir, sont étalés dans l'urbanisme.
174 Le moment présent est déjà celui de l'autodestruction du milieu urbain. L'éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de «masses informes de résidus urbains» (Lewis Mumford) est,
d'une façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de l'automobile, produit-pilote de la première phase de l'abondance marchande, s'est inscrite dans le terrain
avec la domination de l'autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée. En même temps, les moments de réorganisation inachevée du tissu urbain se
polarisent passagèrement autour des «usines de distribution» que sont les supermarkets géants édifiés sur terrain nu, sur un socle de parking ; et ces temples de la consommation précipitée sont
eux-mêmes en fuite dans le mouvement centrifuge, qui les repousse à mesure qu'ils deviennent à leur tour des centres secondaires surchargés, parce qu'ils ont amené une recomposition partielle de
l'agglomération. Mais l'organisation technique de la consommation n'est qu'au premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même.
175 L'histoire économique, qui s'est tout entière développée autour de l'opposition ville-campagne, est parvenue à un stade de succès qui annule à la fois les deux termes. La paralysie actuelle
du développement historique total, au profit de la seule poursuite du mouvement indépendant de l'économie, fait du moment où commencent à disparaître la ville et la campagne, non le dépassement
de leur scission, mais leur effondrement simultané. L'usure réciproque de la ville et de la campagne, produit de la défaillance du mouvement historique par lequel la réalité urbaine existante
devrait être surmontée, apparaît dans ce mélange éclectique de leurs éléments décomposés, qui recouvre les zones les plus avancées de l'industrialisation.
176 L'histoire universelle est née dans les villes, et elle est devenue majeure au moment de la victoire décisive de la ville sur la campagne. Marx considère comme un des plus grands mérites
révolutionnaires de la bourgeoisie ce fait qu'«elle a soumis la campagne à la ville», dont l'air émancipe. Mais si l'histoire de la ville est l'histoire de la liberté, elle a été aussi celle de
la tyrannie, de l'administration étatique qui contrôle la campagne et la ville même. La ville n'a pu être encore que le terrain de lutte de la liberté historique, et non sa possession. La ville
est le milieu de l'histoire parce qu'elle est à la fois concentration du pouvoir social, qui rend possible l'entreprise historique, et conscience du passé. La tendance présente à la liquidation
de la ville ne fait donc qu'exprimer d'une autre manière le retard d'une subordination de l'économie à la conscience historique, d'une unification de la société ressaisissant les pouvoirs qui se
sont détachés d'elle.
177 «La campagne montre justement le fait contraire, l'isolement et la séparation» (Idéologie allemande). L'urbanisation qui détruit les villes reconstitue une pseudo-campagne, dans laquelle se
sont perdus aussi bien les rapports naturels de la campagne ancienne que les rapports sociaux directs et directement mis en question de la ville historique. C'est une nouvelle paysannerie factice
qui s'est recréée par les conditions d'habitat et de contrôle spectaculaire dans l'actuel «territoire aménagé» : l'éparpillement dans l'espace et la mentalité bornée, qui ont toujours empêché la
paysannerie d'entreprendre une action indépendante et de s'affirmer comme puissance historique créatrice, redeviennent la caractérisation des producteurs - le mouvement d'un monde qu'ils
fabriquent eux-mêmes restant aussi complètement hors de leur portée que l'était le rythme naturel des travaux pour la société agraire. Mais quand cette paysannerie, qui fût l'inébranlable base du
«despotisme oriental», et dont l'émiettement même appelait la centralisation bureaucratique, reparaît comme produit des conditions d'accroissement de la bureaucratisation étatique moderne, son
apathie a dû être maintenant historiquement fabriquée et entretenue ; l'ignorance naturelle a fait place au spectacle organisé de l'erreur. Les «villes nouvelles» de la pseudo-paysannerie
technologique inscrivent clairement dans le terrain la rupture avec le temps historique sur lequel elles sont bâties ; leur devise peut être : «Ici même, il n'arrivera jamais rien, et rien n'y
est jamais arrivé.» C'est bien évidemment parce que l'histoire qu'il faut délivrer dans les villes n'y a pas été encore délivrée, que les forces de l'absence historique commencent à composer leur
propre paysage exclusif.
178 L'histoire qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre l'espace au temps vécu. La révolution prolétarienne est cette critique de la géographie humaine à travers
laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les événements correspondant à l'appropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans cet
espace mouvant du jeu, l'autonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un attachement exclusif au sol, et par là ramener la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage ayant
en lui-même tout son sens.
179 La plus grande idée révolutionnaire à propos de l'urbanisation n'est pas elle-même urbanistique, technologique ou esthétique. C'est la décision de reconstruire intégralement le territoire
selon les besoins du pouvoir des Conseils de travailleurs, de la dictature anti-étatique du prolétariat, du dialogue exécutoire. Et le pouvoir des Conseils, qui ne peut être effectif qu'en
transformant la totalité des conditions existantes, ne pourra s'assigner une moindre tâche s'il veut être reconnu et se reconnaître lui-même dans son monde.
CHAPITRE VIII. : La négation et la consommation dans la culture
« Nous vivrons assez pour voir une révolution politique? nous, les contemporains de ces Allemands? Mon ami, vous croyez ce que vous désirez... Lorsque je juge l'Allemagne d'après son histoire
présente, vous ne m'objecterez pas que toute son histoire est falsifiée et que toute sa vie publique actuelle ne représente pas l'état réel du peuple. Lisez les journaux que vous voudrez,
convainquez-vous que l'on ne cesse pas - et vous me concéderez que la censure n'empêche personne de cesser - de célébrer la liberté et le bonheur national que nous possédons...» Ruge (Lettre à
Marx, mars 1843).
180 La culture est la sphère générale de la connaissance, et des représentations du vécu, dans la société historique divisée en classes ; ce qui revient à dire qu'elle est ce pouvoir de
généralisation existant à part, comme division du travail intellectuel et travail intellectuel de la division. La culture s'est détachée de l'unité de la société du mythe, «lorsque le pouvoir
d'unification disparaît de la vie de l'homme et que les contraires perdent leur relation et leur interaction vivantes et acquièrent l'autonomie...» (Différence des systèmes de Fichte et de
Schelling). En gagnant son indépendance, la culture commence un mouvement impérialiste d'enrichissement, qui est en même temps le déclin de son indépendance. L'histoire qui crée l'autonomie
relative de la culture, et les illusions idéologiques sur cette autonomie, s'exprime aussi comme histoire de la culture. Et toute l'histoire conquérante de la culture peut être comprise comme
l'histoire de la révélation de son insuffisance, comme une marche vers son autosuppression. La culture est le lieu de la recherche de l'unité perdue. Dans cette recherche de l'unité, la culture
comme sphère séparée est obligée de se nier elle-même.
181 La lutte de la tradition et de l'innovation, qui est le principe de développement interne de la culture des sociétés historiques, ne peut être poursuivie qu'à travers la victoire permanente
de l'innovation. L'innovation dans la culture n'est cependant portée par rien d'autre que le mouvement historique total qui, en prenant conscience de sa totalité, tend au dépassement de ses
propres présuppositions culturelles, et va vers la suppression de toute séparation.
182 L'essor des connaissances de la société, qui contient la compréhension de l'histoire comme le cœur de la culture, prend de lui-même une connaissance sans retour, qui est exprimée par la
destruction de Dieu. Mais cette «condition première de toute critique» est aussi bien l'obligation première d'une critique infinie. Là où aucune règle de conduite ne peut plus se maintenir,
chaque résultat de la culture la fait avancer vers sa dissolution. Comme la philosophie à l'instant où elle a gagné sa propre autonomie, toute discipline devenue autonome doit s'effondrer,
d'abord en tant que prétention d'explication cohérente de la totalité sociale, et finalement même en tant qu'instrumentation parcellaire utilisable dans ses propres frontières. Le manque de
rationalité de la culture séparée est l'élément qui la condamne à disparaître, car en elle la victoire du rationnel est déjà présente comme exigence.
183 La culture est issue de l'histoire qui a dissous le genre de vie du vieux monde, mais en tant que la sphère séparée elle n'est encore que l'intelligence et la communication sensible qui
restent partielles dans une société partiellement historique. Elle est le sens d'un monde trop peu sensé.
184 La fin de l'histoire de la culture se manifeste par deux côtés opposés : le projet de son dépassement dans l'histoire totale, et l'organisation de son maintien en tant qu'objet mort, dans la
contemplation spectaculaire. L'un de ces mouvements a lié son sort à la critique sociale, et l'autre à la défense du pouvoir de classe.
185 Chacun des deux côtés de la fin de la culture existe d'une façon unitaire, aussi bien dans tous les aspects des connaissances que dans tous les aspects des représentations sensibles - dans ce
qui était l'art au sens le plus général. Dans le premier cas s'opposent l'accumulation de connaissances fragmentaires qui deviennent inutilisables, parce que l'approbation des conditions
existantes doit finalement renoncer à ses propres connaissances, et la théorie de la praxis qui détient seule la vérité de toutes en détenant seule le secret de leur usage. Dans le second cas
s'opposent l'autodestruction critique de l'ancien langage commun de la société et sa recomposition artificielle dans le spectacle marchand, la représentation illusoire du non-vécu.
186 En perdant la communauté de la société du mythe, la société doit perdre toutes les références d'un langage réellement commun, jusqu'au moment où la scission de la communauté inactive peut
être surmontée par l'accession à la réelle communauté historique. L'art, qui fut ce langage commun de l'inaction sociale, dès qu'il se constitue en art indépendant au sens moderne, émergeant de
son premier univers religieux, et devenant production individuelle d'œuvres séparées, connaît, comme cas particulier, le mouvement qui domine l'histoire de l'ensemble de la culture séparée. Son
affirmation indépendante est le commencement de sa dissolution.
187 Le fait que le langage de la communication s'est perdu, voilà ce qu'exprime positivement le mouvement de décomposition moderne de tout art, son anéantissement formel. Ce que ce mouvement
exprime négativement, c'est le fait qu'un langage commun doit être retrouvé - non plus dans la conclusion unilatérale qui, pour l'art de la société historique, arrivait toujours trop tard,
parlant à d'autres de ce qui a été vécu sans dialogue réel, et admettant cette déficience de la vie -, mais qu'il doit être retrouvé dans la praxis, qui rassemble en elle l'activité directe et
son langage. Il s'agit de posséder effectivement la communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été représentés par l'œuvre poético-artistique.
188 Quand l'art devenu indépendant représente son monde avec des couleurs éclatantes, un moment de la vie a vieilli, et il ne se laisse pas rajeunir avec des couleurs éclatantes. Il se laisse
seulement évoquer dans le souvenir. La grandeur de l'art ne commence à paraître qu'à la retombée de la vie.
189 Le temps historique qui envahit l'art s'est exprimé d'abord dans la sphère même de l'art, à partir du baroque. Le baroque est l'art d'un monde qui a perdu son centre : le dernier ordre
mythique reconnu par le moyen-âge, dans le cosmos et le gouvernement terrestre - l'unité de la Chrétienté et le fantôme d'un Empire - est tombé. L'art du changement doit porter en lui le principe
éphémère qu'il découvre le monde. Il a choisi, dit Eugenio d'Ors, «la vie contre l'éternité». Le théâtre et la fête, la fête théâtrale, sont les moments dominants de la réalisation baroque, dans
laquelle toute expression artistique particulière ne prend son sens que par sa référence au décor d'un lieu construit, à une construction qui doit être pour elle-même le centre d'unification ; et
ce centre est le passage, qui est inscrit comme un équilibre menacé dans le désordre dynamique de tout. L'importance, parfois excessive, acquise par le concept de baroque dans la discussion
esthétique contemporaine, traduit la prise de conscience de l'impossibilité d'un classicisme artistique : les efforts en faveur d'un classicisme ou néo-classicisme normatifs, depuis trois
siècles, n'ont été que de brèves constructions factices parlant le langage extérieur de l'Etat, celui de la monarchie absolue ou de la bourgeoisie révolutionnaire habillée à la romaine. Du
romantisme au cubisme, c'est finalement un art toujours plus individualisé de la négation, se renouvelant perpétuellement jusqu'à l'émiettement et la négation achevés de la sphère artistique, qui
a suivi le cours général du baroque. La disparition de l'art historique qui était lié à la communication interne d'une élite, qui avait sa base sociale semi-indépendante dans les conditions
partiellement ludiques encore vécues par les dernières aristocraties, traduit aussi ce fait que le capitalisme connaît le premier pouvoir de classe qui s'avoue dépouillé de toute qualité
ontologique : et dont la racine du pouvoir dans la simple gestion de l'économie est également la perte de toute maîtrise humaine. L'ensemble baroque, qui pour la création artistique est lui-même
une unité depuis longtemps perdue, se retrouve en quelque manière dans la consommation actuelle de la totalité du passé artistique. La connaissance et la reconnaissance historiques de tout l'art
du passé, rétrospectivement constitué en art mondial, le relativisent en un désordre global qui constitue à son tour un édifice baroque à un niveau plus élevé, édifice dans lequel doivent se
fondre la production même d'un art baroque et toutes ses résurgences. Les arts de toutes les civilisations et de toutes les époques, pour la première fois, peuvent être tous connus et admis
ensemble. C'est une «recollection des souvenirs» de l'histoire de l'art qui, en devenant possible, est aussi bien la fin du monde de l'art. C'est dans cette époque des musées, quand aucune
communication artistique ne peut plus exister, que tous les moments anciens de l'art peuvent être également admis, car aucun d'eux ne pâtit plus de la perte de ses conditions de communication
particulières, dans la perte présente des conditions de communication en général.
190 L'art à son époque de dissolution, en tant que mouvement négatif qui poursuit le dépassement de l'art dans une société historique où l'histoire n'est pas encore vécue, est à la fois un art du
changement et l'expression pure du changement impossible. Plus son exigence est grandiose, plus sa véritable réalisation est au-delà de lui. Cet art est forcément d'avant-garde, et il n'est pas.
Son avant-garde est sa disparition.
191 Le dadaïsme et le surréalisme sont les deux courants qui marquèrent la fin de l'art moderne. Ils sont, quoique seulement d'une manière relativement consciente, contemporains du dernier grand
assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien ; et l'échec de ce mouvement, qui les laissait enfermés dans le champ artistique même dont ils avaient proclamé la caducité, est la raison
fondamentale de leur immobilisation. Le dadaïsme et le surréalisme sont à la fois liés et en opposition. Dans cette opposition qui constitue aussi pour chacun la part la plus conséquente et
radicale de son apport, apparaît l'insuffisance interne de leur critique, développée par l'un comme par l'autre d'un seul côté. Le dadaïsme a voulu supprimer l'art sans le réaliser ; et le
surréalisme a voulu réaliser l'art sans le supprimer. La position critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la suppression et la réalisation de l'art sont les aspects
inséparables d'un même dépassement de l'art.
192 La consommation spectaculaire qui conserve l'ancienne culture congelée, y compris la répétition récupérée de ses manifestations négatives, devient ouvertement dans son secteur culturel ce
qu'elle est implicitement dans sa totalité : la communication de l'incommunicable. La destruction extrême du langage peut s'y trouver platement reconnue comme une valeur positive officielle, car
il s'agit d'afficher une réconciliation avec l'état dominant des choses, dans lequel toute communication est joyeusement proclamée absente. La vérité critique de cette destruction en tant que vie
réelle de la poésie et de l'art modernes est évidemment cachée, car le spectacle, qui a la fonction de faire oublier l'histoire dans la culture, applique dans la pseudo-nouveauté de ses moyens
modernistes la stratégie même qui le constitue en profondeur. Ainsi peut se donner pour nouvelle une école de néo-littérature, qui simplement admet qu'elle contemple l'écrit pour lui-même. Par
ailleurs, à côté de la simple proclamation de la beauté suffisante de la dissolution du communicable, la tendance la plus moderne de la culture spectaculaire - et la plus liée à la pratique
répressive de l'organisation générale de la société - cherche à recomposer, par des «travaux d'ensemble», un milieu néo-artistique complexe à partir des éléments décomposés ; notamment dans les
recherches d'intégration des débris artistiques ou d'hybrides esthético-techniques dans l'urbanisme. Ceci est la traduction, sur le plan de la pseudo-culture spectaculaire, de ce projet général
du capitalisme développé qui vise à ressaisir le travailleur parcellaire comme «personnalité bien intégrée au groupe», tendance décrite par les récents sociologues américains (Riesman, Whyte,
etc.). C'est partout le même projet d'une restructuration sans communauté.
193 La culture devenue intégralement marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire. Clark Kerr, un des idéologues les plus avancés de cette tendance, a calculé
que le complexe processus de production, distribution et consommation des connaissances, accapare déjà annuellement 29% du produit national aux Etats-Unis ; et il prévoit que la culture doit
tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle moteur dans le développement de l'économie, qui fut celui de l'automobile dans sa première moitié, et des chemins de fer dans la seconde moitié
du siècle précédent.
194 L'ensemble des connaissances qui continue de se développer actuellement comme pensée du spectacle doit justifier une société sans justifications, et se constituer en science générale de la
fausse conscience. Elle est entièrement conditionnée par le fait qu'elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le système spectaculaire.
195 La pensée de l'organisation sociale de l'apparence est elle-même obscurcie par la sous-communication généralisée qu'elle défend. Elle ne sait pas que le conflit est à l'origine de toutes
choses de son monde. Les spécialistes du pouvoir du spectacle, pouvoir absolu à l'intérieur de son système du langage sans réponse, sont corrompus absolument par leur expérience du mépris
confirmé par la connaissance de l'homme méprisable qu'est réellement le spectateur.
196 Dans la pensée spécialisée du système spectaculaire, s'opère une nouvelle division des tâches, à mesure que le perfectionnement même de ce système pose de nouveaux problèmes : d'un côté la
critique spectaculaire du spectacle est entreprise par la sociologie moderne qui étudie la séparation à l'aide des seuls instruments conceptuels et matériels de la séparation ; de l'autre côté
l'apologie du spectacle se constitue en pensée de la non-pensée, en oubli attitré de la pratique historique, dans les diverses disciplines où s'enracine le structuralisme. Pourtant, le faux
désespoir de la critique non dialectique et le faux optimisme de la pure publicité du système sont identiques en tant que pensée soumise.
197 La sociologie qui a commencé à mettre en discussion, d'abord aux Etats-Unis, les conditions d'existence entraînées par l'actuel développement, si elle a pu rapporter beaucoup de données
empiriques, ne connaît aucunement la vérité de son propre objet, parce qu'elle ne trouve pas en lui-même la critique qui lui est immanente. De sorte que la tendance sincèrement réformiste de
cette sociologie ne s'appuie que sur la morale, le bon sens, des appels tout à fait dénués d'à propos à la mesure, etc. Une telle manière de critiquer, parce qu'elle ne connaît pas le négatif qui
est au cœur de son monde, ne fait qu'insister sur la description d'une sorte de surplus négatif qui lui paraît déplorablement l'encombrer en surface, comme une prolifération parasitaire
irrationnelle. Cette bonne volonté indignée, qui même en tant que telle ne parvient à blâmer que les conséquences extérieures du système, se croit critique en oubliant le caractère
essentiellement apologétique de ses présuppositions et de sa méthode.
198 Ceux qui dénoncent l'absurdité ou les périls de l'incitation au gaspillage dans la société de l'abondance économique, ne savent pas à quoi sert le gaspillage. Ils condamnent avec ingratitude,
au nom de la rationalité économique, les bons gardiens irrationnels sans lequel le pouvoir de cette rationalité économique s'écroulerait. Et Boorstin par exemple, qui décrit dans l'Image la
consommation marchande du spectacle américain, n'atteint jamais le concept de spectacle, parce qu'il croit pouvoir laisser en dehors de cette désastreuse exagération de la vie privée, ou la
notion d'«honnête marchandise». Il ne comprend pas que la marchandise elle-même a fait les lois dont l'application «honnête» doit donner aussi bien la réalité distincte de la vie privée que sa
reconquête ultérieure par la consommation sociale des images.
199 Boorstin décrit les excès d'un monde qui nous est devenu étranger, comme des excès étrangers à notre monde. Mais la base «normale» de la vie sociale, à laquelle il se réfère implicitement
quand il qualifie le règne superficiel des images, en termes de jugement psychologique et moral, comme le produit de «nos extravagantes prétentions», n'a aucune réalité, ni dans son livre, ni
dans son époque. C'est parce que la vie humaine réelle dont parle Boorstin est pour lui dans le passé, y compris le passé de la résignation religieuse, qu'il ne peut comprendre toute la
profondeur d'une société de l'image. La vérité de cette société n'est rien d'autre que la négation de cette société.
200 La sociologie qui croit pouvoir isoler de l'ensemble de la vie sociale une rationalité industrielle fonctionnant à part, peut aller jusqu'à isoler du mouvement industriel global les
techniques de reproduction et transmission. C'est ainsi que Boorstin trouve pour cause des résultats qu'il dépeint la malheureuse rencontre, quasiment fortuite, d'un trop grand appareil technique
de diffusion des images et d'une trop grande attirance des hommes de notre époque pour le pseudo-sensationnel. Ainsi le spectacle serait dû au fait que l'homme moderne serait trop spectateur.
Boorstin ne comprend pas que la prolifération des «pseudo-événements» préfabriqués, qu'il dénonce, découle de ce simple fait que les hommes, dans la réalité massive de la vie sociale actuelle, ne
vivent pas eux-mêmes des événements. C'est parce que l'histoire elle-même hante la société moderne comme un spectre, que l'on trouve de la pseudo-histoire construite à tous les niveaux de la
consommation de la vie, pour préserver l'équilibre menacé de l'actuel temps gelé.
201 L'affirmation de la stabilité définitive d'une courte période de gel du temps historique est la base indéniable, inconsciemment et consciemment proclamée, de l'actuelle tendance à une
systématisation structuraliste. Le point de vue où se place la pensée anti-historique du structuralisme est celui de l'éternelle présence d'un système qui n'a jamais été créé et qui ne finira
jamais. Le rêve de la dictature d'une structure préalable inconsciente sur toute praxis sociale a pu être abusivement tiré des modèles de structures élaborés par la linguistique et l'ethnologie
(voire l'analyse du fonctionnement du capitalisme) modèles déjà abusivement compris dans ces circonstances, simplement parce qu'une pensée universitaire de cadres moyens, vite comblés, pensée
intégralement enfoncée dans l'éloge émerveillé du système existant, ramène platement toute réalité à l'existence du système.
202 Comme dans toute science sociale historique, il faut toujours garder en vue, pour la compréhension des catégories «structuralistes» que les catégories expriment des formes d'existence et des
conditions d'existence. Tout comme on n'apprécie pas la valeur d'un homme selon la conception qu'il a de lui-même, on ne peut apprécier - et admirer - cette société déterminée en prenant comme
indiscutablement véridique le langage qu'elle se parle à elle-même. «On ne peut apprécier de telles époques de transformation selon la conscience qu'en a l'époque ; bien au contraire, on doit
expliquer la conscience à l'aide des contradictions de la vie matérielle....» La structure est fille du pouvoir présent. Le structuralisme est la pensée garantie par l'Etat, qui pense les
conditions présentes de la «communication» spectaculaire comme un absolu. Sa façon d'étudier le code des messages en lui-même n'est que le produit, et la reconnaissance, d'une société où la
communication existe sous forme d'une cascade de signaux hiérarchiques. De sorte que ce n'est pas le structuralisme qui sert à prouver la validité transhistorique de la société du spectacle ;
c'est au contraire la société du spectacle s'imposant comme réalité massive qui sert à prouver le rêve froid du structuralisme.
203 Sans doute, le concept critique de spectacle peut aussi être vulgarisé en une quelconque formule creuse de la rhétorique sociologico-politique pour expliquer et dénoncer abstraitement tout,
et ainsi servir à la défense du système spectaculaire. Car il est évident qu'aucune idée ne peut mener au delà du spectacle existant, mais seulement au delà des idées existantes sur le spectacle.
Pour détruire effectivement la société du spectacle, il faut des hommes mettant en action une force pratique. La théorie critique du spectacle n'est vraie qu'en s'unifiant au courant pratique de
la négation dans la société, et cette négation, la reprise de la lutte de classe révolutionnaire, deviendra consciente d'elle-même en développant la critique du spectacle, qui est la théorie de
ses conditions réelles, des conditions pratiques de l'oppression actuelle, et dévoile inversement le secret de ce qu'elle peut être. Cette théorie n'attend pas de miracle de la classe ouvrière.
Elle envisage la nouvelle formulation et la réalisation des exigences prolétariennes comme une tâche de longue haleine. Pour distinguer artificiellement lutte théorique et lutte pratique - car
sur la base ici définie, la constitution même et la communication d'une telle théorie ne peut déjà pas se concevoir sans une pratique rigoureuse -, il est sûr que le cheminement obscur et
difficile de la théorie critique devra être aussi le lot du mouvement pratique agissant à l'échelle de la société.
204 La théorie critique doit se communiquer dans son propre langage. C'est le langage de la contradiction, qui doit être dialectique dans sa forme comme il l'est dans son contenu. Il est critique
de la totalité et critique historique. Il n'est pas un «degré zéro de l'écriture» mais son renversement. Il n'est pas une négation du style, mais le style de la négation.
205 Dans son style même, l'exposé de la théorie dialectique est un scandale, et une abomination selon les règles du langage dominant, et pour le goût qu'elles ont éduqué, parce que dans l'emploi
positif des concepts existants, il inclut du même coup l'intelligence de leur fluidité retrouvée, de leur destruction nécessaire.
206 Ce style qui contient sa propre critique doit exprimer la domination de la critique présente sur tout son passé. Par lui le mode d'exposition de la théorie dialectique témoigne de l'esprit
négatif qui est en elle. «La vérité n'est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus de trace de l'outil.» (Hegel). Cette conscience théorique du mouvement, dans laquelle la trace même du
mouvement doit être présente, se manifeste par le renversement des relations établies entre les concepts et par le détournement de toutes les acquisitions de la critique antérieure. Le
renversement du génitif est cette expression des révolutions historiques, consignée dans la forme de la pensée, qui a été considérée comme le style épigrammatique de Hegel. Le jeune Marx
préconisant, d'après l'usage systématique qu'en avait fait Feuerbach, le remplacement du sujet par le prédicat, a atteint l'emploi le plus conséquent de ce style insurrectionnel qui, de la
philosophie de la misère, tire la misère de la philosophie. Le détournement ramène à la subversion les conclusions critiques passées qui ont été figées en vérités respectables, c'est-à-dire
transformées en mensonges. Kierkegaard déjà en fait délibérément usage, en lui adjoignant lui-même sa dénonciation : «Mais nonobstant les tours et détours, comme la confiture rejoint toujours le
garde-manger, tu finis toujours par y glisser un petit mot qui n'est pas de toi et qui trouble par le souvenir qu'il réveille.» (Miettes philosophiques) C'est l'obligation de la distance envers
ce qui a été falsifié en vérité officielle qui détermine cet emploi du détournement, avoué ainsi par Kierkegaard, dans le même livre : «Une seule remarque encore à propos de tes nombreuses
allusions visant toutes au grief que je mêle à mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai pas non plus que c'était volontaire et que dans une nouvelle suite à cette
brochure, si jamais je l'écris, j'ai l'intention de nommer l'objet de son vrai nom et de revêtir le problème d'un costume historique.»
207 Les idées s'améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée
fausse, la remplace par l'idée juste.
208 Le détournement est le contraire de la citation, de l'autorité théorique toujours falsifiée du seul fait qu'elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et
finalement à son époque comme référence globale et à l'option précise qu'elle était à l'intérieur de cette référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est le langage fluide de
l'anti-idéologie. Il apparaît dans la communication qui sait qu'elle ne peut prétendre détenir aucune garantie en elle-même et définitivement. Il est, au point le plus haut, le langage qu'aucune
référence ancienne et supra-critique ne peut confirmer. C'est au contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui peut confirmer l'ancien noyau de vérité qu'il
ramène. Le détournement n'a fondé sa cause sur rien d'extérieur à sa propre vérité comme critique présente.
209 Ce qui, dans la formulation théorique, se présente ouvertement comme détourné, en démentant toute autonomie durable de la sphère du théorique exprimé, en y faisant intervenir par cette
violence l'action qui dérange et emporte tout ordre existant, rappelle que cette existence du théorique n'est rien en elle-même, et n'a à se connaître qu'avec l'action historique, et la
correction historique qui est sa véritable fidélité.
210 La négation réelle de la culture est seule à en conserver le sens. Elle ne peut plus être culturelle. De la sorte elle est ce qui reste, de quelque manière, au niveau de la culture, quoique
dans une acception toute différente.
211 Dans le langage de la contradiction, la critique de la culture se présente unifiée : en tant qu'elle domine le tout de la culture - sa connaissance comme poésie -, et en tant qu'elle ne se
sépare plus de la critique de la totalité sociale. C'est cette critique théorique unifiée qui va seule à la rencontre de la pratique sociale unifiée.
CHAPITRE IX. : L'idéologie matérialisée
« La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ; c'est-à-dire qu'elle n'est qu'en tant qu'être reconnu.» Hegel
(Phénoménologie de l'Esprit).
212 L'idéologie est la base de la pensée d'une société de classes, dans le cours conflictuel de l'histoire. Les faits idéologiques n'ont jamais été de simples chimères, mais la conscience
déformée des réalités, et en tant que tels des facteurs réels exerçant en retour une réelle action déformante : d'autant plus la matérialisation de l'idéologie qu'entraîne la réussite concrète de
la production économique autonomisée, dans la forme du spectacle, confond pratiquement avec la réalité sociale une idéologie qui a pu retailler tout le réel sur son modèle.
213 Quand l'idéologie, qui est la volonté abstraite de l'universel, et son illusion, se trouve légitimée par l'abstraction universelle et la dictature effective de l'illusion dans la société
moderne, elle n'est plus la lutte volontariste du parcellaire, mais son triomphe. De là, la prétention idéologique acquiert une sorte de plate exactitude positiviste : elle n'est plus un choix
historique mais une évidence. Dans une telle affirmation, les noms particuliers des idéologies se sont évanouis. La part même de travail proprement idéologique au service du système ne se conçoit
plus qu'en tant que reconnaissance d'un «socle épistémologique» qui se veut au delà de tout phénomène idéologique. L'idéologie matérialisée est elle-même sans nom, come elle est sans programme
historique énonçable. Ceci revient à dire que l'histoire des idéologies est finie.
214 L'idéologie, que toute sa logique interne menait vers l'«idéologie totale», au sens de Mannheim, despotisme du fragment qui s'impose comme pseudo-savoir d'un tout figé, vision totalitaire,
est maintenant accomplie dans le spectacle immobilisé de la non-histoire. Son accomplissement est aussi sa dissolution dans l'ensemble de la société. Avec la dissolution pratique de cette société
doit disparaître l'idéologie, la dernière déraison qui bloque l'accès à la vie historique.
215 Le spectacle est l'idéologie par excellence, parce qu'il expose et manifeste dans sa plénitude l'essence de tout système idéologique : l'appauvrissement, l'asservissement et la négation de la
vie réelle. Le spectacle est matériellement «l'expression de la séparation et de l'éloignement entre l'homme et l'homme». La «nouvelle puissance de la tromperie» qui s'y est concentrée a sa base
dans cette production, par laquelle «avec la masse des objets croît... le nouveau domaine des êtres étrangers à qui l'homme est asservi». C'est le stade suprême d'une expansion qui a retourné le
besoin contre la vie. «Le besoin de l'argent est donc le vrai besoin produit par l'économie politique, et le seul besoin qu'elle produit.» (manuscrits économico-philosophiques). Le spectacle
étend à toute la vie sociale le principe que Hegel, dans la Realphilosophie d'Iéna, conçoit comme celui de l'argent ; c'est «la vie de ce qui est mort, se mouvant en soi-même».
216 Au contraire du projet résumé dans les Thèses sur Feuerbach (la réalisation de la philosophie dans la praxis qui dépasse l'opposition de l'idéalisme et du matérialisme), le spectacle conserve
à la fois, et impose dans le pseudo-concret de son univers, les caractères idéologiques du matérialisme et de l'idéalisme. Le côté contemplatif du vieux matérialisme qui conçoit le monde comme
représentation et non comme activité - et qui idéalise finalement la matière - est accompli dans le spectacle, où des choses concrètes sont automatiquement maîtresses de la vie sociale.
Réciproquement, l'activité rêvée de l'idéalisme s'accomplit également dans le spectacle, par la médiation technique de signes et de signaux - qui finalement matérialisent un idéal abstrait.
217 Le parallélisme entre l'idéologie et la schizophrénie établi par Gabel (La Fausse Conscience) doit être placé dans ce processus économique de matérialisation de l'idéologie. Ce que
l'idéologie était déjà, la société l'est devenue. La désinsertion de la praxis, et la fausse conscience anti-dialectique qui l'accompagne, voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie
quotidienne soumise au spectacle ; qu'il faut comprendre comme une organisation systématique de la «défaillance de la faculté de rencontre», et comme son remplacement par un fait hallucinatoire
social : la fausse conscience de la rencontre, l'«illusion de la rencontre». Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de
reconnaître sa propre réalité. L'idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde.
218 «Dans les tableaux cliniques de la schizophrénie, dit Gabel, décadence de la dialectique de la totalité (avec comme forme extrême la dissociation) et décadence de la dialectique du devenir
(avec comme forme extrême la catatonie) semblent bien solidaires.» La conscience spectaculaire, prisonnière d'un univers aplati, borné par l'écran du spectacle, derrière lequel sa propre vie a
été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l'entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise. Le spectacle, dans toute son étendue,
est son «signe du miroir». Ici se met en scène la fausse sortie d'un autisme généralisé.
219 Le spectacle, qui est l'effacement des limites du moi et du monde par l'écrasement du moi qu'assiège la présence-absence du monde, est également l'effacement des limites du vrai et du faux
par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu'assure l'organisation de l'apparence. Celui qui subit passivement son sort quotidiennement étranger est donc
poussé vers une folie qui réagit illusoirement à ce sort, en recourant à des techniques magiques. La reconnaissance et la consommation des marchandises sont au centre de cette pseudo-réponse à
une communication sans réponse. Le besoin d'imitation qu'éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale. Selon les
termes que Gabel applique à un niveau pathologique tout autre, «le besoin anormal de représentation compense ici un sentiment torturant d'être en marge de l'existence».
220 Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-même véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spectacle doit aussi être une critique vraie. Il lui faut lutter
pratiquement parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et admettre d'être absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la pensée dominante, le point de vue exclusif de l'actualité,
que reconnaît la volonté abstraite de l'efficacité immédiate, quand elle se jette vers les compromissions du réformisme ou de l'action commune de débris pseudo-révolutionnaires. Par là le délire
s'est reconstitué dans la position même qui prétend le combattre. Au contraire, la critique qui va au-delà du spectacle doit savoir attendre.
221 S'émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste l'auto-émancipation de notre époque. Cette «mission historique d'instaurer la vérité dans le monde», ni
l'individu isolé, ni la foule atomisée soumis aux manipulations ne peuvent l'accomplir, mais encore et toujours la classe qui est capable d'être la dissolution de toutes les classes en ramenant
tout le pouvoir à la forme désaliénante de la démocratie réalisée, le Conseil dans lequel la théorie pratique se contrôle elle-même et voit son action. Là seulement où les individus sont
«directement liés à l'histoire universelle» ; là seulement où le dialogue s'est armé pour faire vaincre ses propres conditions.