Première date de publication : 18 juin 2012
Date de la dernière mise à jour : 18 juin 2012
« Que cette épouvantable aventure des humains qui arrivent, rient, bougent, puis soudain ne bougent plus, que cette catastrophe qui les attend ne les rende pas tendres et pitoyables les uns pour les autres, cela est incroyable. »
- « O vous frères humains » de Albert Cohen
Chers tous et toutes,
Il y a un mois, j’ai perdu ma Maman, d’où le relatif silence de ce blog... Elle est partie tranquillement pendant que je la veillais avec ma sœur en lui racontant mes souvenirs les plus heureux avec elle, comme si l’évocation de ces doux instants lui avait permis de lâcher prise, de cesser de lutter...
Pas de misérabilisme, ni d’exhibitionnisme, ni en attente de votre compassion, quand on connaît la vie, on sait que fatalement les deuils des êtres chers en font partie. C’est notre condition commune la plus durement subie et partagée dans ce monde.
J’ai juste envie que vous connaissiez un petit bout de sa vie, en vous livrant l’hommage, purgé des faits les plus horribles, que j’ai repris d’un texte qu’elle a écrit sur sa vie,... Non pas qu’elle fut si singulière, tant d’autres pourraient en raconter d’encore pire, mais juste au titre d’un récit humain d’une génération qui a tellement morflé, sans jamais prendre leurs souffrances en otage, pour justifier des comportements asociaux et de rejet des autres...
Non seulement, cette catégorie de personnes ne se trompait pas « d’ennemi », ni de colère, et n’avait qu’un seul « bouc émissaire », les patrons et les puissants, seuls responsables de leur condition ; mais en plus, elle avait également érigé la solidarité, l’égalité et la fraternité comme « remèdes » à leurs souffrances.
Je ne sais pas ce qui restera dans les générations montantes de ces vies fracassées, mais je sais d’où je viens, quel héritage moi je porte, sans qu’il soit d’ailleurs un fardeau, et où je vais, pour qu’un jour, on puisse dire « plus jamais ça »... sans jamais oublier ce qu’ils nous ont légué d’amour de la vie et des autres.
Alors quand je vois les peuples européens qui renouent avec leurs démons du « chacun-pour-soi » et avec les idéologies les plus extrémistes, oui, je suis inquiet que toutes ces souffrances n’aient servi à rien, que nous n’ayons rien appris de nos histoires...
-----------------------------------------------------------------
Comment parler de la vie d’une femme, d’une mère et de l’enfant qu’elle fut ? Rien ne peut résumer ce que la plupart d’entre nous ont pu partager avec elle... Mais êtes-vous sûr de l’avoir bien connue ? Si la vie que nous menons est déterminée par l’enfance que nous avons vécue, alors peut-être comprendrez-vous mieux pourquoi, elle tenait tant au bonheur des autres...
Maria est née le 16 décembre1925, dans une famille italienne à Nazzano.
Elle était tellement minuscule, que, selon ses propres dires, tous pensaient qu’elle allait mourir, qu’elle ne survivrait pas à sa première nuit.
Sa mère atteinte de fièvre puerpérale n’avait pas de lait pour l’allaiter, et c’est au lait de vache et au compte-goutte que sa tante l’a nourri... et sauvée...
Juste après sa naissance, son père, anarchiste, a dû partir clandestinement en France, car il était recherché par les milices fascistes... Elle n’a connu son père qu’à l’âge de cinq ans, au cours d’un de ces brefs séjours en Italie, où il en profita pour mettre enceinte sa mère de son petit frère.
En octobre 1933, toute la famille rejoint leur père à Brignoles dans le Var, avec l’espoir que cela irait mieux. Mais, c’est la misère et une période très difficile qui les attendaient...
Son père ne travaillait pas, vivait d’expédient et n’avait rien prévu pour leur venue. Aussi, la famille ne savait ni où dormir, ni quoi manger. C’est à la solidarité de compatriotes italiens, qu’ils doivent d’avoir trouvé refuge dans un garage abandonné, sans eau, ni toilette, ni chauffage, alors qu’un terrible hiver arrivait.
Sa mère a trouvé tout de suite des ménages à faire dans les familles bourgeoises varoises, tandis que selon ses souvenirs son père menait la belle vie avec ses amis anarchistes à la Seyne.
Maria commença à aller à l’école dès le mois de novembre 1933, tandis que, sur son temps libre, elle prenait soin de son petit frère qui avait 2 ans et demi.
Sa grande sœur, l’ainée, a fait deux ans d’école et puis elle a commencé à travailler. Son grand frère était apprenti dans un garage. Tandis que sa tante envoyait chaque mois de quoi compléter le quotidien.
En 1935, la famille emménage dans un logement, un deux-pièces cuisine, considéré comme un château, car il y avait les toilettes et surtout l’eau courante.
Maria aidait sa mère, comme elle pouvait. Elle se souvient qu’elle allait faire la plonge dans un restaurant jusqu’à 2 heures du matin, dans un hôtel pas loin de chez eux.
Le chef cuisinier, un brave homme, ne manquait jamais de laisser chaque soir de quoi manger, et le lendemain c’était la fête à la maison.
Tant bien que mal, la famille a survécu, honnêtement et sans se plaindre. À part quand ils devaient faire face aux descentes de police qui recherchaient son père pour l’expulser de France...
Quand Maria parlait de son enfance, elle se décrivait comme souvent malade. Pire elle ne se sentait pas aimée, et pleurait souvent en cachette, car, disait-elle, sa mère reliait son infortune conjugale à sa naissance...
Par-dessus tout, elle avait toujours faim, elle en parlait toujours et souvent. Et ce ne sont pas les quelques bananes que lui rapportait sa sœur, qui travaillait chez un primeur, qui aurait pu la rassasier.
Mais au milieu de ses déboires, il y avait aussi des mains tendues. Toute sa vie, elle se souviendra de son institutrice, madame Jean et de sa gentillesse. Cette dernière la faisait rester après la classe, pour effacer le tableau et, surtout, pour lui donner à manger, tandis qu’elle gardait toujours un bout de croissant ou de pain pour le rapporter à son petit frère...
Ironie de l’histoire, elle réussit à gagner un concours de chant avec « tout va très bien Madame la Marquise ». Elle gagne une poupée, le seul jouet qu’elle a eu de toute sa vie... et dont elle évoquera jusqu’à ses derniers jours la perte déchirante, forcée qu’elle fut de la donner à sa cousine, quand sa mère décida qu’elle était trop grande pour jouer avec...
En 1938, la guerre s’annonçait. Un soir sa mère est tombée dans l’escalier et a fait une attaque. Le docteur l’a soignée gratuitement, et a dit qu’il fallait qu’elle cesse de travailler comme une esclave, sans cela, elle risquait de mourir rapidement.
Tous les enfants pleuraient.
Alors, sa grande sœur, sur laquelle sa mère se reposait beaucoup, a commencé à faire le nécessaire pour qu’ils soient rapatriés en Italie. Après quatre longs mois de démarches, ils étaient prêts à rentrer à la maison. C’était en avril 1939...
Entretemps, son père a tout tenté pour les faire rester, mais personne ne croyait plus à ses promesses, et au final sa grande sœur l’a même mis à la porte.
La gendarmerie avait mis à leur disposition une camionnette pour les emmener au consulat d’Italie à Toulon. Le jour de leur départ de Brignoles, Maria se souvient qu’il y avait un monde fou. Tous avaient apporté quelque chose. Sa mère était très faible et elle a été installée sur un matelas à l’arrière. Maria se fichait de partir, même si, avant son départ, son institutrice avait fait une petite fête, où le directeur lui a remis son certificat d’études, avec une collecte faite à son insu.
Son père au dernier moment les a rejoints et a sauté dans la camionnette en disant « je pars avec vous ».
Ainsi, se termine, ce que Maria appelait ses six années de galère en France.
Après un voyage pas simple, ils eurent la surprise, de recevoir des autorités italiennes une grosse somme d’argent, du travail pour les hommes à Savona, et ils étaient logés à l’hôtel de la gare en attendant mieux...
Comme sa mère allait toujours mal, sa sœur décida de rentrer à Nazzano, leur village d’origine près de Carrara en Toscane.
Ils arrivèrent à la gare d’Avenza le 1er mai 1939, Maria avait 13 ans et demi et son petit frère 8 ans.
Son père et son grand frère travaillaient sur les chantiers navals de la Spézia. Sa mère retrouve la santé petit à petit...
Mais Maria se sentait déracinée, elle ne parlait plus italien sauf le dialecte, et faisait l’objet des railleries de ses camarades qui les surnommaient « i franchézini », « les petits Français », en dialecte.
Elle a, cependant, repris l’école et a, à nouveau, mangé à sa faim, comme elle disait.
Mais ce répit ne dura que deux ans, car la guerre fut déclarée en 1940. Les épreuves reprirent, disette et bombardements devinrent leur quotidien... Son grand frère est appelé sous les drapeaux. Sa mère eut tous ses cheveux bruns qui devinrent blancs en l’espace d’un mois... et elle maigrit de 20 kilos.
En 1942, Maria finit, cependant, ses études et va apprendre la sténo à Carrara.
Comme la nourriture manquait, elle aidait un fermier à couper les foins et faucher les blés. Elle attrape un chaud et froid, et fait une pleurésie.
À cette période, son père est présent et il fait tout ce qu’il peut pour qu’elle guérisse. Tout l’argent gagné sert à acheter au marché noir de quoi la soigner. Elle part avec sa mère à la montagne. Puis tout s’accélère...
Le chantier naval, où travaillait son père est bombardé. Mortes d’inquiétude, Maria et sa mère rentrent en faisant 30 kilomètres à pied, dans les montagnes, en plein mois d’août.
En 1944 leur maison est bombardée. Ils sont évacués aux carrières de marbre. Son grand frère est passé dans le maquis.
Maria attrape la typhoïde, et ils sont évacués par les Allemands à l’hôpital, qui est sous leur contrôle.
Au bout de deux mois, sa mère la ramène à la maison, du moins dans ce qu’il en restait...
Les Américains n’arrêtaient pas de bombarder, à cause d’un complexe industriel pas loin. Elle vivait dans la peur, avec en plus les fouilles des ennemis allemands et fascistes qui recherchaient son frère.
Ce sont les partisans qui ont décidé d’aller à la rencontre des Américains, pour qu’ils avancent, et ce fut la libération de Carrara en 1945.
En mai 1945, la famille va vivre à Monticello. Maria s’inscrit à des cours d’infirmière, tandis que sa grande sœur est partie travailler en Suisse italienne.
Elle rencontre son premier fiancé, un ami de son grand frère.
Elle l’aimait passionnément, mais il était d’une jalousie maladive. En 1948, elle rompt, interrompt ses cours et rejoint sa grande sœur en Suisse.
Finalement, elle part à Paris, où travaille sa tante dans une grande famille bourgeoise. Elle devient bonne d’enfants et à tout faire pour un très modeste salaire, non déclaré à l’époque...
Par l’intermédiaire de sa tante, elle rencontre son futur époux. Ils se marient, en Italie, le 19 août 1951. Ils ont 4 enfants...
Le reste vous le connaissez, chacun de vous, présent, a pu en partager un bout...
Peut-être que vous savez un peu mieux maintenant pourquoi, dans sa maison, il y avait toujours la clef sur la porte ; pourquoi tous ceux qui passaient, sans distinction d’origine et de nationalité, pouvaient entrer pour quelques minutes ou plusieurs mois ; et trouver là cette femme, cette épouse, cette mère, cette amie qui se pliait en quatre pour apporter du bonheur aux autres... tandis que la petite-fille en elle, essayait d’apaiser ses blessures en soignant celles des autres...
Elle disait : « tout passe, tout lasse, tout casse, rien n’a d’importance, sauf la vie... »... et elle doit continuer pour nous tous et sans elle... Gardons son souvenir en nous, et rappelons-nous toujours de sa force et de son amour.
Se souvenir des belles choses et y survivre, nous n’avons pas d’autre choix.
commenter cet article …