Première date de publication : 29/06/2014
Date de la dernière mise à jour : 29/06/2014
À la suite de cet article, reprenant un rapport de la société américaine des ingénieurs civils ASCE, qui nous explique que les infrastructures routières (avec notamment leurs ouvrages d’art) US demandent 1 700 Md$ (plus de 10 % du PIB du pays) d’investissements d’ici 2 020 (c’est demain) sous peine que le pays ne soit à terme paralysé... je me suis interrogé sur l'apparente régression de l’ingénierie civile… d’autant que cette situation n’est pas propre aux USA, mais touche tous les pays industrialisés, où la voirie, les ouvrages d’art, mais également les bâtiments publics (notamment ceux construits dans la deuxième moitié du 20ième siècle) semblent quasiment tous atteints d’obsolescence accélérée.
Mais, je ne me pencherai pas sur les causes directes de ces désastres, qui sont multiples et que vous pourrez retrouver en partie dans l’article cité, juste sur ce que cela révèle de nos évolutions « idéologiques »...
Tout petit état des lieux des constats « navrants », totalement non exhaustif...
Songeons qu’un bâtiment comme le Centre Beaubourg (à peine 37 ans d’existence, dont 3 ans de fermeture pour travaux) a déjà coûté plus d’une fois le prix de sa construction en rénovations ; et on n'inclut pas là-dedans le changement périodique des revêtements de sols ou autres entretiens courants, uniquement les interventions sur le gros-œuvre sous peine que le bâtiment ne devienne dangereux…
Et ce n’est pas fini, il est prévu le changement de la climatisation (30 M€), plus celui du système d’alarme (10 Md€) ; rénovations actées et issues d’un récent rapport qui préconise en tout 100 M€ supplémentaires de rénovations (sur 10 ans) pour compléter celles effectuées entre 97 et 2000. Ce qui porterait le coût des rénovations à plus de 2 fois le prix du bâtiment sur 50 ans !!! Un gouffre financier sans fond, à l’instar de la BNF, Jussieu et tant d’autres, qui donne juste envie de raser totalement les bâtiments pour en faire des squares, sans oublier de foutre tous les architectes « innovants » au chômage… surtout quand en plus on sait que le budget de fonctionnement annuel (120 M€ ; hors investissements et réparations) pour le seul Centre Beaubourg permettrait de faire vivre 1 000 petites Maisons de la culture locales, ou 100 plus importantes très confortablement.
En comparaison la Sorbonne, dont le premier bâtiment est âgé de 761 ans et le dernier de 130, ne nécessite que des dépenses de rénovations courantes : parquets, huisseries, toit, … sans qu’il ne soit jamais nécessaire de fermer totalement le bâtiment… tandis que le Louvre (dans sa forme quasi définitive actuelle) est debout depuis 342 ans, en ne nécessitant que des réparation courantes pour un bâtiment « classique ».
Mieux le Viaduc de Millau a été prévu pour durer 120 ans, d’après les concepteurs « sans réparations majeures » (Sic !!!), ce qui semble un « exploit » en soi d'après ces mêmes concepteurs (et c’est vrai, comparativement aux ouvrages d’art réalisés au 20ième siècle qui ont quasiment tous des problèmes structurels ou qui s'usent plus vite que prévu). Sauf qu’à supposer que la durabilité prévue par les concepteurs se réalise, en tout état de cause après les 120 ans, on fait quoi ? On casse tout et on recommence ? Ou peut-être qu’on espère que dans 120 ans, nos descendants n’auront plus besoin de routes pour se déplacer… et peut-être même qu’on prévoit que de toute façon, ils ne pourront plus se déplacer du tout (la crise et la pénurie énergétique ayant atteint et dépassé leur pic, sans que nous n’ayons rien fait, ne permettant qu’aux 1 % les plus riches de pouvoir continuer à s’offrir des déplacements)...
Sans même évoquer les cathédrales, Le Pont du Gard est lui toujours debout (et pourrait être encore fonctionnel) après 2 000 ans ; mais il est vrai que cette bande de « sodomusca » romains a assemblé les pierres à sec (sans mortier), ce qui nécessite un savoir-faire qu'on n'a plus le temps aujourd'hui de mettre en œuvre...
Dommage pour ceux qui préfèrent utiliser la colle, pour aller plus vite, parce que fatalement un jour ils devront recoller ce qui se décolle ; comme on l’a constaté pour les plaques de parement de l’Opéra Bastille, qui - un an à peine après la réception de l’ouvrage - se détachaient des façades et tombaient dans la rue au risque de tuer quelqu’un... Sans oublier qu’il a fallu quelques années pour faire fonctionner correctement les plateaux mouvants, grande « innovation » technique de ce lieu ; et qu’à ce jour on se pose déjà la question d’une rénovation totale du bâtiment qui ne serait plus, entre autres, aux normes de sécurité... 17 ans après sa livraison (le rapport date de 2007), un record d’obsolescence accélérée ?...
- L'Opéra Bastille -
Le plus affolant est quand même de constater que sur des projets sensibles, comme les futurs EPR, certains bétons (notamment pour des éléments devant accueillir les combustibles irradiés) ont dû être cassés et refaits tant ils comportaient de défauts… On n’ose imaginer combien d’ouvrages - moins surveillés, ou construits à des époques où les contrôles techniques n’étaient pas aussi « pointus » - recèlent de vrais problèmes de mise en œuvre susceptibles de provoquer des catastrophes (comme entre bien d'autres, celle du barrage de Malpasset ou du Terminal 2E de Roissy)…
Mais, nous allons arrêter là ce très succinct état des lieux que l’on pourrait multiplier presque à « l’infini », tant je n’ai pas la mémoire qu’un seul chantier public, et même privé, depuis l’après dernière guerre n’ait pas posé au moins un coûteux problème (ne serait-ce qu’en terme de dépassement de budget et/ou de délai prévisionnel ; avec parfois de très douloureuses conséquences pour les petits épargnants, comme pour l’Eurotunnel)... quand ce ne fut pas de l’argent dépensé en pure perte (évidemment pas pour tout le monde), comme entre autres, les Abattoirs de la Villette...
Et alors ?...
À l'évidence, pour les investissements plus que pour le reste - mais comme partout ailleurs - le vite fait mal fait, au soi-disant moindre coût - ce qui en soi est une escroquerie parce que le « moindre coût » comporte à terme des surcoûts qui ne le rendent pas du tout « moindre » - et en s'en mettant plein les fouilles sont bien des calamités que nous n'avons pas fini de payer...
Évidemment, les collusions et complicités politiques, qui ont permis au secteur du BTP de se gaver depuis plus de 60 ans sans jamais avoir à rendre de comptes, expliquent en grande partie cet état de fait... Mais bon, voyons le bon côté des choses, les caisses de retraite complémentaire de ce secteur sont les plus riches de France !... Une des conséquences, entre autres, de l'espérance de vie de leurs cotisants : 7 ans inférieure à celle des cadres, avec en plus la plus forte fréquence d’accidents du travail mortels tous secteurs confondus... Cependant, ça ne va pas durer, puisque ce secteur faisant de plus en plus appel à de la « main-d'œuvre détachée » qui ne cotise rien en France, on peut s’attendre à ce que la prospérité de leurs caisses de retraite rejoigne à plus ou moins brève échéance la faillite des autres...
Vraiment ça ne tourne pas rond dans ce monde-là, et encore moins dans le nôtre qui acceptons de subir les inconséquences, imprévoyances, incompétences - entre autres - des entreprises qui ont construit ces ouvrages, qui seront rarement appelées en responsabilité pour réparer leurs « bêtises »... Combien coûtent à la collectivité tous ces problèmes, y inclus de gestion sociale, qui n'auraient jamais dû exister, si on pensait les solutions un peu plus à long terme ?
« Après moi le déluge », c'est vraiment l'idéologie centrale du capitalisme sauvage ; et à l’évidence, cette forme de « j’m’en-foutisme », « d’ego-prédation » et de « court termisme » sont à l’œuvre dans tous les secteurs de la société, avec en tête de liste les administrations et les politiques, qui semblent tous atteints au plus consternant d’irrationalités pathologiques et au plus révoltant de corruptions (de toutes sortes) qui encouragent ces pratiques.
Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de consultations et enquêtes publiques auxquelles j’ai participé, et qui ont toutes débouché sur le choix des plus mauvaises « solutions » ; l’IDF, et notamment Paris, en regorge pour des dizaines de milliards... D’ailleurs, je me demande bien à quoi servent ces consultations (coûteuses en temps et en énergie, ainsi qu’en mobilisation de personnes et de moyens), puisque je n’ai jamais vu un seul projet initial qui ait été modifié (même pas d’une virgule) conformément aux remarques, desiderata, contrepropositions ou oppositions des citoyens... Un évident foutage de gueule sous couvert de soi-disant « démocratie », à la mesure du mépris des politiques pour le petit peuple... La dernière « stupidité » que j’ai entendue de la part d’un élu qui répondait aux participants qui l’interrogeaient sur le financement d’un projet d’aménagement de voirie (très superflu et très mal conçu), c’est : « mais la Commune n’aura rien à payer, sauf le mobilier urbain, puisque c’est la Région qui finance » (Sic !!!) ; donc « pas grave » que ce projet ne corresponde pas à nos attentes et comme si la Région ce n’était pas également nos impôts... Depuis, le projet a été réalisé, sans qu’aucune remarque n’ait été prise en compte, et (évidemment) il apporte plus de nuisances que de solutions...
Plus généralement, je trouve très « étonnante », « interrogeante » et très « inquiétante », cette apparente régression technique, mais également de la simple logique, à une époque où on a presque totalement percé les secrets de la matière… comme si plus on avançait dans la connaissance et plus on s’éloignait du « bon sens » ; un phénomène sensible dans tous les domaines.
Par exemple, en médecine, alors même qu’on en est à pouvoir recréer des tissus d’organe à partir de cellules souches, les prospectives - étayées et alarmantes issues d’un rapport de l’OMS - sur les multi-résistances aux antibiotiques nous prévoient que demain, on recommencera à mourir d’une banale angine (sans que nous n’ayons actuellement aucune réponse thérapeutique, ni qu’il s’en profile à brève échéance) comme c’est déjà le cas actuellement pour bien des affections que l’on pensait avoir éradiquées, comme la tuberculose entre autres… C’est « bête » quand même d’entrevoir qu’on pourra bientôt soigner quasiment tous les cancers, régénérer un organe défaillant, et mourir d’un rhume sans qu’on ne puisse rien y faire...
Dans le même ordre d’idées, ça me rappelle la « blague » qui se raconte sur le fait que les budgets de recherche sur l’esthétique et le vieillissement seraient 50 fois plus importants que ceux sur la neurologie (et notamment la maladie d’Alzheimer)... Ce qui laisse présager qu’à terme, nous vieillirons tous dans des corps jeunes (du moins ceux et celles qui ne seront pas morts d’une affection banale) ; les hommes auront toujours de super érections et les femmes des nichons de compétition ; malheureusement plus personne ne se rappellera à quoi ça sert... (Désolé, j’ai pas pu m’empêcher )
Pour ne pas conclure...
Un « drôle » de monde, où plus on sait et plus on est con (et pour tout vous dire, c'est parfois d'ailleurs ce que j'en arrive à penser et à constater pour moi-même… ). Sans tomber dans le catastrophisme, ça rappelle étrangement les symptômes de fin de civilisation… Pensons à toutes ces cultures (romaines, égyptiennes, grecques, sumériennes, incas, et cetera) qui ont atteint des niveaux de connaissance qu’on a même du mal à comprendre (et à reproduire) encore aujourd’hui… et puis un jour, elles sont balayées sans qu’on ne sache vraiment pourquoi… comme si la connaissance portait en soi des germes d’autodestruction qui se mettraient à agir quand on se croit par le savoir à l’abri des régressions… le mythe de Prométhée qui se déroule sous nos yeux, sans que nous ne puissions absolument rien y changer…
On parle souvent de la corruption financière, des milieux d’affaires, de la justice, des politiques, des médias, et cetera, mais qui mettra sur la table et s’attaquera à la corruption des esprits ? On avait « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais, un constat fait au 15ième siècle !), cependant très clairement aujourd’hui il faut rajouter tout ce qu’un système généralisé - basé sur la rentabilité à court terme, la rapacité, l’égoïsme... - induit comme distorsions et corruptions, pour que les connaissances ne puissent jamais remettre en cause quoi que ce soit des ordres établis et des intérêts particuliers.
Désolé, cette conclusion est frustrante, faite de lieux communs et à vrai dire tout simplement « pas terrible » ; probablement à l’image de mes ressentis : que tout nous échappe, que plus personne n’arrive à comprendre pourquoi on est si con, ni quel sera notre avenir ; et en tout état de cause s’il est dans la continuité du présent, il y a de quoi être pour le moins inquiet...
P.-S., conseil de lecture : presque totalement hors sujet, un entretien dans « Rue 89 » avec Bernard Stiegler : « Les gens qui perdent le sentiment d’exister votent Front national ». Un article remarquable à plus d’un titre (dont je partage nombre d’analyses), et cela faisait longtemps que je n’avais rien lu d’aussi juste et lucide sur l’origine des extrémismes...